Boda, Rue Nationale
"Boda - J'ai 27 ans. Je suis pas une star. Je suis vendeur.
Client 1 - Vous avez une coque fantaisie métal ?
Boda - Je vends du gros et demi-gros. Bon aussi du détail. Ça dépend. Lui est venu hier, il a pris 10 pièces, il revient aujourd'hui, je dis oui. Parce que si tu travailles pas, tu es mort. Alors lui, je prends. Je vends des accessoires de téléphone, des housses, des pochettes, des chargeurs, des écouteurs…
Cient 2 - Est ce que tu as du J-3 ? Et des coques pleines ? Des i9082, il m'en faut 20. Et des J5 tu m'en mets 10. Et des S6 edge, tu m'en mets 20.
Boda - Je viens de Chine, de la province de Zhejiang. Je sais pas où c'est exactement, j'ai jamais regardé sur une carte. J'ai pas fait de géographie à l'école. Je sais que pour aller à Pékin, ça prend 12 heures en train. Mais je sais pas la direction. C'est mon père et ma mère qui m'ont dit de venir ici pour gagner de l'argent. Là-bas, je m'en foutais de l'école. Si je restais en Chine, c'est mort pour moi. J'étais un voyou. Mon père a dit à un ami à lui qui habite Marseille que je vais venir. Je suis venu en 1998 comme touriste. Je suis resté. J'avais pas les papiers. Maintenant j'ai un recipissé de demande de carte de séjour.
Client 3 - C'est combien les écouteurs couleurs, à l'unité ?
Client 4 - Des cristal et des gold. Vous m'en donnez 30 de chaque.
Boda - Au début, je savais dire rien. Ni bonjour, ni aurevoir, ni merci. Rien. Je travaillais dans un restaurant chinois. Pendant 2 ans. Après je voulais faire la légion étrangère à Aubagne. Ils ont dit non, que je suis trop maigre. Je faisais 50 kilos. J'avais pas assez de force dans les bras. Maintenant je fais le kick-boxing, boxe pieds-poings. Maintenant j'ai la force. Et j'ai ce tatouage maya, qui me donne la chance.
Client 5 - Vous vendez des coques à l'unité ?
Boda - Lui je lui dis non. Parce que lui, il a l'argent. Tu as vu ses vêtements, sa montre. Il est riche. Pourquoi il vient ici ? Il est riche, il va à la FNAC. Si t'as pas d'argent je suis gentil, c'est normal, mais le riche qui fait nananinana, j'aime pas.
Client 6 - C'est combien l'oreillette bluetooth ?
Boda - Après j'ai trouvé le travail ici, dans ce magasin. Ici tu vois le travail c'est dur. Tout le temps. Même le prix le moins cher, ça va pas. Il est pas content. Tu le laisses partir. Moi, je suis content quand même. Il faut être content pour le cœur et pour la santé. Ils croient que le Chinois veut l'arnaquer, je dis 3 € et il dit que je suis fada. Qui est fada ? L'autre je lui dis 5 €, il dit 4€. Je dis non. Il dit pourquoi ? Et je lui dis à lui pourquoi ? Il me dit t'es méchant. T'es radin. C'est pas ça !
Moi, je travaille, j'aime mon travail. Je gagne l'argent. J'ai une femme et deux enfants et le loyer et tout. Je travaille tous les jours 8h30-18h30, sauf le dimanche. Avant j'envoyais de l'argent en Chine à ma famille, maintenant je peux plus. Après j'essaierai d'avoir mon magasin. Pas maintenant. J'ai pas le temps encore pour réfléchir à ça. Après je travaillerai pour moi. Pas pour un patron. Tous les Chinois, nous, on fait comme ça. Mais ça prend du temps.
La vie je l'aime ici plus que là-bas. En Chine tout est gris, ici c'est bleu et il y a la mer. J'ai un peu d'amis. Pas trop. Trop d'amis c'est bidon. Moi j'aime un peu de gens, les gens tranquilles. C'est comme ça avec le cœur. Ma pensée elle a changé. Elle était chinoise. Aujourd'hui ma tête, elle est ici. Ma vie est ici."
Recueil des témoignages : Sarah Champion-Schreiber
Photos : Cyril Becquart
Portrait réalisé avant la crise du COVID.