Chère rue,
Peu avant que le soleil ne se lève, je t'avais sous la paupière.
Mi-endormi, je rêvais de toi ; cahotant sur ton radeau de fortune ; gisant sous un même soleil noir et brûlant. Je sentais tes souvenirs s'étirer sans fin à l'horizon et ton nom dans le lointain disparaître, à jamais.
Au réveil me brûla le désir d'étendre quelques mots sur ton corps vieilli, d'écrire sur ta présence, ton absence. Pour qu'hier rejaillissent sur demain, pour préserver le tissu du temps : Chanter un petit air de toi.
Le jour naît. Petite rue passante dans le dédale phocéen, tu n'attires pas l'attention ; mais l’œil qui se posera sur toi lira instantanément ta mémoire. Je te sens qui te repose, assise, courbant l'échine, visage clos. Penses-tu à celle que tu étais alors ? Ou à celle que tu es devenue ?
Ta ligne rompue raconte la violence de la bataille, celle que tu menas, hier, contre tes voisines, tes sœurs. Tempétueuses, enragées, elles t'accablèrent de tout leur poids, suant leur flot de béton et de chair. Écrasée par ces colosses, tu ne résistas pas longtemps. Fendue. On te vit t’affaisser sur toi-même, t'enrouler dans ton ombre. Défaite par la ville et ses places marchandes, tu n'étais déjà plus qu'une entrée glauque, une allée morte.
Sans doute aurais-tu plaisir à t'étendre sur la ville, de tout ton long, te laisser couler jusqu'à la mer. L'honneur t'en garde car sur ton dos voûté, désormais, s'épanouissent trop d'existences. Tu restes donc entre ciel et terre, songeuse. Et nous, fourmis éphémères, jouissons de ta charpente.
Cette nuit, je plonge en toi silencieusement, par le regard.
A ma fenêtre, j'épie ton allée. Série de lampadaires vacillants ; canettes motorisées sur le bas-côté ; volets clos ou tenus ouverts par un clou sale, un fil de fer rouillé : tu ne brilles pas plus qu'une photo jaunie. Parfois, surgies d'on ne sait où et renvoyées par l'écho des façades, des clameurs aiguës, cris muets ou jappements étouffés succèdent à ton silence. Ils remontent par les gouttières et frissonnent dans les tuiles au dessus de ma tête, jusqu'à glacer mon sang.
Puis disparaissent dans l'oubli, laissant derrière eux un silence strident.
Comme moi, nombreux sont les regards qui t'habitent. Or, certains de tes points de vue s'effritent dangereusement. Quarante-trois, quarante-cinq, quatre-vingt-un, quatre-vingt-trois... combien de tes numéros seront encore là demain ? Combien seront encore habités ? J'ai vu l'autre nuit - une douce nuit d'été -, une vingtaine d'âmes – c'était au 36 je crois – qui te furent arrachées. Leurs bras expulsés des tiens, par des ombres, des lois, des insignes. Parmi elles, des enfants, que tu berçais. Ils poursuivaient un asile qu'ils n'avaient finalement trouvé qu'en toi : maigre refuge. Spectaculaire irruption de la misère dans ta gorge. Mais le râle n'est pas venu. Tu n'es pas douée pour le bruit.
Ta beauté n'est ni dans le mot, ni dans l'image. Combien de fois t'ai-je traversée en simple badaud ? Les premiers temps, éhontée, mystique ou lasse, tu ne te laissais pas surprendre et ne cherchait pas à me retenir. Or, pour qui a la patience de t'éprouver un peu, tu lèves un voile sur de singuliers trésors.
Comme au trente-trois, lorsque se lève le rideau de fer, peu après le soleil.
Là, ce n'est qu'un peu de toi. Ton génie y plane simplement. Il se hume. Café chaud ou rosé frais - indépendamment de l'heure - embaument la minuscule pièce à vivre. Ni chic, ni misérable. Hormis quelques cartes postales des îles, les visages y sont l'unique décoration : toujours changeante, croira-t-on d'abord ; et puis toujours la même, sait-on ensuite. On y entrera pour voir ce qu'il s'y passe et souvent il ne s'y passera rien. On guettera quelques instants encore, pour voir. Voir que le capitaine tient bon ; que la vieille guitare n'est pas encore accordée ; voir que de nouveaux messages ont été inscrits sur le mur. Messages colorés, sans destinataires.
Finalement repartir, sans plus de raison qu'on n'en avait d'être venu.
Dehors, taciturne, mâchonnant du matin au soir un cigarillo rougeoyant, le capitaine aux yeux scrutateurs veille au juste écoulement du sable sur le chemin. En son absence, l'horloge cesse de tiquer, le monde de tourner ; chacun semble retenir son souffle, jusqu'à son retour.
Un autre fragment de ton âme en demie-teinte émane de ces quelques femmes qui vivent de toi. Elles te peuplent du matin au soir ; la nuit aussi. Toujours « bonjour » ou « bonsoir », toujours sourire... et pourtant chaque jour plus mal loties, au fur et à mesure que les années vous abîment : toi bien sûr, mais elles aussi. Assises, comme toi, elles montent la garde à l'endroit où ton corps se fracture; ou alors, gardiennes de ta blessure, elles déambulent sans fin sur tes remparts. Mais qui les garde, elles ?
Dans le claquement de leur talon réside un pan de ta mémoire. Mémoire d'une époque splendide et révolue. Les yeux au ciel, elles convoquent le souvenir de nuits ardentes où le monde entier venait goûter aux plaisirs vifs de ton doux nectar. Joueurs et joueuses, venus de la ville, palpitant dans ton artère, s'abreuvant à ta fontaine de jouvence, tapissaient ton sol de rires et d'or blond. Les lendemains chantaient et elles, icônes adorées par la multitude, vivaient insouciantes sous ton auspice...
La nuit avance. De ma fenêtre je vois le rond d'un chapeau, deux chaussures trouées. Une voix salue « ces dames », avant d'entrer en face, au numéro trente-cinq.
Là-bas, tu te fais parapluie, bouclier, dos rond pour une poignée de pauvres diables, venus se reconstruire dans tes entrailles. A eux qui ont si souvent dormi, respiré, vécu à même le sol, tu offres la chaleur d'un foyer, la lumière d'une lampe à soi près d'un lit à soi. Le repos, face à l'anonymat et le chagrin des rues, d'une simple porte avec un numéro, derrière laquelle se reconnaître, se réapprendre. Mère attentive, tu couves ceux-là qui parfois ont perdu le goût de vivre - ou plus simplement le goût des autres - au contact du silence glacial des yeux méprisants. Sur ta branche ils refont leurs premiers pas dans le langage comme dans cette ville tu m'as aidé à faire les miens. Pour beaucoup, tu es un point de départ, une nouvelle chance, une flamme douce et chaude, à aimer et à défendre.
Serais-tu en danger, toi, vieille traversée de pierre, couloir du temps ? Non. Aucun vent, aucune tempête n'arracheront tes profondes racines du sol qui t'engendra. De fragile en toi, il n'y a que ton histoire. Et ce sont nos mots qui la maintiennent vivante; lui confiant, à chaque phrase, chaque vers, chaque image, un souffle nouveau.
Alors, te défendre de nous. De nos pensées pour toi, qui se réduisent. De nos paupières, qui se ferment ; de notre écoute qui se détourne ; de nos pieds qui foulent sans prendre garde. Te défendre de nos renoncements envers toi ; toi qui nous portes aussi simplement qu'une nature, aussi sobrement qu'une maison. Nous qui t'habitons sans te sentir, qui te prenons sans te remercier, qui oublions que c'est corps et âme que tu nous accueilles ; et que c'est corps et âme que nous devrions t'habiter.
Qui sait ce que tu caches d'autre derrière tes cendriers, tes pots fleuris, tes gilets jaunes aux fenêtres ? Qui sait ce qui succédera aux jardinières et aux tags sur tes murs gris ? Par chacun ta légende est à réécrire. Ce chant de tendresse n'est encore presque rien. Un autre viendra qui saura bien mieux que moi sur quoi ses yeux se posent et combien curieuse est l'histoire qu'il intègre. Cette histoire qui est la nôtre, fragile, dans un monde qui fuit le temps.
Ma rue. Ce matin encore, mi-endormi, je t'ai sous la paupière.
Tu es jeune et peuplée sous le ciel bleu phocéen. Un vagabond a pris sa guitare et chante tes quantiques. Sa voix bondit de fenêtre en fenêtre et murmure à mon oreille, tandis que dans la rue voisine crie un poète. On en entend d'autres, ailleurs, qui dansent au rythme des fanfares et partout dans la ville, et peut-être dans le monde, s'écrit une histoire qui n'a pas encore besoin de nom.