Lucian et Marcel, rue Longue des Capucins

"Moi, c’est Lucian et lui c’est Marcel. On est Roms. Ça fait longtemps qu’on est dans le quartier. Avec mon collègue, on a un projet de film. On veut changer le regard des gens sur les Roms. Parce qu’il n’y a pas une réalité des Roms, il y en a plein.

Mais quand quelqu’un te dit, « tu es quoi ?» et que tu réponds « je suis Roumain ou Rom », là c’est fini pour toi ! Par exemple, tu dragues une fille, elle voit que tu es correct, bien habillé, vous parlez et puis elle te demande « tu es quoi ? » parce que tu as un petit accent, tu dis « je suis Roumain » et là c’est terminé ! Pareil, si c’est des hommes, direct le cerveau va vers les idées toutes faites : c’est un Rom, c’est un dur, un voleur, un proxénète…

Il y a cette exclusion ; c’est une réalité. A un moment, on voudrait ne pas avoir ce vécu ou ne pas avoir ces racines-là. Mais en même temps on voudrait aussi être comme on est, être fier de qui on est. Qu’il y ait du respect, que ce ne soit pas ton origine qui compte, mais toi-même.

 Ça fait depuis 1998 que je suis à Marseille, avant j’habitais en Roumanie à Arad. Je suis parti parce que je rêvais de la grande vie, découvrir l’Europe. Le rêve d’un jeune de 15 ans. Ma mère était déjà ici, elle est venue rejoindre mes tantes à cause de la politique de Ceaușescu. C’était très dur pour les Roms de Roumanie. Ma mère vendait le Macadam Journal. Moi aussi, en arrivant, j’ai été obligé de vendre des journaux, des briquets sur les parkings. J’ai senti toute cette humiliation, le regard des gens, j’avais honte.

Les Roms ont une école, l’école de la vie. Le gamin qui arrive en France à six ans et qui fait la manche, il apprend : « comment je vais aborder cette personne ? comment je vais lui parler ? » c’est un calcul, les mathématiques de la vie. Si on regarde bien, on vient tous de cette école. Nos parents, nos grands-parents, nos arrière-grands-parents, on est tous partis de bas. À l’époque il n’y avait pas de salle de bain, tout le monde se lavait au bac à eau. Il y a un dicton ancien chez nous qui dit : « si on oublie d’où on est parti, on sait plus où on va. »

Les Roms, ils viennent en Europe, en Occident pour trouver une vie meilleure, une vie plus facile que la leur, pour leurs enfants, pour avoir un avenir plus positif. Vous les voyez, ils sont ici à Marseille, ils sont dans les camps, ils sont dans les squats, y’en a certains ils s’adaptent petit à petit, comme ils peuvent, pour la prochaine génération.

L’idée du film serait d’avoir une vraie image des Roms d’aujourd’hui. Ceux qui sont arrivés il y a 20 ans, 30 ans, ceux qui viennent d’arriver. Ceux qui travaillent dans le droit commun, ceux qui font des sous de la terre, de la pierre, ceux qui font des sous, avec les poubelles. Ils transforment les poubelles en sous, c’est pas rien quand même ! Y’a pas tout le monde qui peut le faire. Rentrer dans les poubelles, toute la journée marcher avec le chariot, avec le regard des gens. C’est fatiguant, rabaissant.

Nous qui sommes arrivés il y a 20 ans, on n’a jamais fait les poubelles. On pourrait dire « qu’est-ce que c’est ces roms qui arrivent, déjà qu’on était marginalisé, ils aggravent la vision que les gens ont de nous ! » Mais on s’en fout ! Tout cet argent qui est fait avec ce que les français jettent, c’est malin. Revendre à ceux mêmes qui ont jeté. Il faut le faire ! Ils ont créé une nouvelle économie qui fait vivre des familles entières ! Moi, je veux redonner la fierté à ces gens. Je veux faire disparaître la honte dans nos yeux."

Recueil des témoignages : Sarah Champion-Schreiber
Photos : Cyril Becquart
Portrait réalisé avant la crise du COVID.